Publié : juin 2024
INTRODUCTION
Le village de St. Jacobs est situé dans le sud-ouest de l’Ontario au cœur du canton historique de Woolwich, près de la ville de Waterloo. Dans les années 1850, des mennonites de Pennsylvanie, qui sont devenus le Vieil Ordre mennonite en raison de leur mode de vie conservateur, se sont installés à St. Jacobs. Aujourd’hui, ce village de moins de 2 000 habitants attire plus d’un million de visiteurs chaque année. Initialement, le village attirait des visiteurs s’intéressant à ses traditions et à son patrimoine, mais de nos jours, le marché fermier de
St. Jacobs, de renommée internationale, est son plus grand attrait touristique. Au fil des années, l’envol du tourisme, l’arrivée de citadins et l’avènement de la modernité ont engendré à St. Jacobs le déclin de la culture rurale traditionnelle et la disparition du sentiment d’appartenance à la communauté. Naturellement, cette évolution a entraîné le mécontentement des résidents de St. Jacobs ainsi que l’exode des membres du Vieil Ordre mennonite. La transformation involontaire de
St. Jacobs n’a rien d’étonnant, car le tourisme peut facilement devenir victime de son succès, et les communautés rurales ayant une capacité limitée sont particulièrement vulnérables aux effets de la croissance excessive et insoutenable du tourisme.
UN APPEL AU CHANGEMENT
L’appel au changement étant clair, le village de St. Jacobs se retrouve à la croisée des chemins. Bien que le village veuille maintenir le tourisme, il veut aussi renouer avec ses valeurs communautaires et ses traditions rurales. Récemment, la communauté d’affaires et les résidents de St. Jacobs ont trouvé un consensus : le village doit prospérer en tant que communauté vivante, florissante et dynamique tout en préservant le tourisme. Ainsi, un projet de cocréation d’espaces est né de cet appel au changement. Ce projet pluriannuel à plusieurs phases a été mené en collaboration par le St. Jacobs Business Improvement Area (zone d’amélioration commerciale), l’Organisme touristique régional 4 et des chercheurs de l’Université de Waterloo. Tout au long du projet, l’équipe a constaté que le tourisme doit être soigneusement intégré au tissu social de la communauté grâce à une approche créative et régénératrice. Celle-ci requiert de l’attention, de la volonté, de l’engagement ainsi qu’un dialogue authentique entre les partenaires. Ces dialogues, qui sont toujours en cours, constituent le point de départ de ce projet de cocréation d’espaces.
L’ÉVOLUTION DU TOURISME À ST. JACOBS
Depuis sa fondation au 19e siècle, le village de St. Jacobs prospéra en tant que petit village marginal axé sur les services, soutenant principalement la population agricole mennonite. Au début des années 1970, sa principale activité, la production agricole (pour fournir des aliments pour animaux, du tissu et de la farine) a commencé à stagner. Pendant ce temps, des visiteurs affluaient vers St. Jacobs pour contempler une culture façonnée durant une époque révolue et voir le mode de vie ancien du Vieil Ordre mennonite, caractérisé par l’utilisation de chevaux et de carrioles. Milo Shantz, entrepreneur et promoteur immobilier local, prévoyait que le tourisme allait revigorer l’économie de St. Jacobs et s’est mis à commercialiser le village en y attirant des visiteurs (Dahms, 1991; Mitchell, 1998). Bien que cette affaire n’eût rien de risqué aux yeux de la plupart de la population, certains résidents de longue date se montraient inquiets à l’idée de transformer leur village rural au décor idyllique en produit touristique encourageant la consommation et l’hédonisme (Zukin, 1992). Dans les années 1990, Claire Mitchell et ses collègues ont enquêté sur cette transformation à l’aide d’un modèle en six phases portant sur la destruction créatrice, c’est-à-dire les tendances cycliques de croissance et de déclin dans le système capitaliste1 .
Le modèle de Claire Mitchell démontre que le succès initial du tourisme au début de la phase de commercialisation entraîne des investissements massifs du secteur privé, visant notamment l’élaboration d’expériences plus ou moins symboliques et de produits superficiels plaisant aux « faux touristes » qui se contentent d’attractions historiques inauthentiques2 . Par la suite, St. Jacobs est passé rapidement de la phase de commercialisation avancée à la phase de destruction avancée (Mitchell et de Waal, 2009), ayant pour effet l’intensification de la commercialisation, l’affaiblissement de l’entraide rurale, l’exode de la communauté mennonite ainsi que la frustration inévitable et des inquiétudes quant à la perte d’authenticité. L’arrivée de nouveaux résidents aisés s’installant dans les secteurs limitrophes du village a exacerbé le problème de destruction avancée et accéléré le phénomène d’amélioration créatrice à
St. Jacobs, en y attirant de nouvelles activités économiques comme des boutiques et des établissements de loisirs3 . (Mitchell, 2013; Mitchell et Randle, 2014).
1 La destruction créatrice est un concept inventé par l’économiste Joseph Schumpeter en 1943 pour décrire les cycles de croissance et de décroissance typiques du système capitaliste, qui commencent par la recherche du profit ou de la plus-value, conduisent à des investissements dans les nouvelles technologies et se terminent par l’élimination des anciennes technologies.
2 Les faux touristes (post-tourists en anglais), comme les décrivent Maxine Feifer (1985) et John Urry (1990), sont des touristes qui, au lieu de chercher une représentation exacte de l’histoire dans les lieux touristiques, se contentent des imitations inauthentiques.
3 L'amélioration créatrice est un terme inventé par Claire Mitchell (2013) qui décrit la transition de paysages d’activités ou de patrimoine vers un état économique multifonctionnel, facilitée par l’émergence de boutiques et de paysages de loisir.
PROJET DE COCRÉATION D’ESPACES
Jusqu’à récemment, le tourisme et le développement communautaire étaient principalement orientés par l’ambition de croissance et la recherche de profits. Traditionnellement, les communautés d’affaires les plus influentes entretenant des liens étroits avec le gouvernement (par exemple, les zones d’amélioration commerciale) monopolisaient les discussions, reléguant les résidents à l’arrière-plan. Toutefois, la mentalité réceptive du réseau de personnes participant au projet de cocréation d’espaces a permis de bousculer le statu quo. Par exemple, la direction actuelle de la zone d’amélioration commerciale reconnaît la démographie changeante de St. Jacobs (beaucoup de nouveaux entrepreneurs et de jeunes familles). Elle est également consciente du besoin d’entretenir un dialogue avec la communauté. Initialement, la zone d’amélioration commerciale avait fait appel à l’Université de Waterloo pour faciliter le processus de dialogue, mais le projet a finalement été repensé. Il intègre maintenant des perspectives diverses donnant forme à une vision collective pour le village de St. Jacobs.
Première phase : Entretiens (du printemps à l’automne 2020)
La première phase s’est articulée autour d’entretiens avec 16 membres de la communauté représentant les entreprises locales (n’œuvrant pas nécessairement dans le domaine du tourisme) et les résidents. Ils étaient unanimes à penser que le village de St. Jacobs devait résister à l’épreuve du temps. En réalité, la majorité des participants voyait le tourisme d’un bon œil, assurant la survie économique et la vitalité socioculturelle du village. Une résidente de longue date et membre importante de la communauté a lancé : « Si les touristes ne viennent pas, il n’y aura pas de théâtre pour les résidents […], les restaurants ne pourront plus être ouverts douze mois par an en raison de l’absence de recettes constantes. » Elle a ajouté que « si nous les accueillons, les touristes acquerront de nouvelles connaissances, se sentiront inclus et auront le sentiment de faire partie du village ». Toutefois, il régnait une atmosphère tendue et la confusion se répandait. La plupart des résidents
établis à St. Jacobs depuis longtemps étaient exaspérés à l’idée de voir leur mode de vie traditionnel se dégrader, tandis que des promoteurs du tourisme, motivés par la maximisation des profits, transformaient leur communauté en simple marchandise. Deux mennonites se décrivant comme « invisibles » ont affirmé que certains investisseurs « considèrent le village comme un simple débouché lucratif », ajoutant que ces investisseurs auraient dû écouter les préoccupations de la communauté. De nombreux participants, issus de la communauté de résidents et de la communauté des affaires, dont un représentant du gouvernement, se sont fait écho : « Le village ne peut pas dépendre uniquement du tourisme. St. Jacobs doit […] diversifier son économie. » Entretemps, un cadre supérieur d’une entreprise affirmait que le village était en pleine crise existentielle. Pour apaiser les tensions et les inquiétudes, il fallait s’engager dans un dialogue. C’était ainsi le point de départ des prochaines phases du projet.
Deuxième phase : Sondage
(hiver 2020 et printemps 2021)
Durant cette phase, nous avons mené un sondage auprès de 124 propriétaires d’entreprise et résidents afin d’approfondir la compréhension du sentiment d’interdépendance parmi les participants et de déterminer leur disposition à engager un dialogue en vue de créer ensemble une vision commune. L’analyse des résultats du sondage a d’abord révélé que malgré la camaraderie au sein de la communauté de résidents et de la communauté des affaires, le sentiment d’interdépendance était généralement modéré chez les femmes et disparate chez les hommes. Deuxièmement, l’analyse nous a permis de constater que des intérêts divergents s’opposaient en ce qui concerne les plans de développement ou de réaménagement du village. Les résidents, en particulier les nouveaux arrivants, préféraient de loin les paysages communautaires axés sur les loisirs, dépourvus de touristes. Bien qu’elle partageait des intérêts semblables, la communauté d’affaires privilégiait le développement d’espaces polyvalents pouvant générer des recettes. Enfin, les résultats du sondage ont mis en évidence la volonté d’encourager le dialogue avec toutes les parties concernées, en accordant une importance particulière au point de vue des personnes normalement écartées de la conversation.
Troisième phase : Ateliers communautaires (automne 2022)
Nos quatre ateliers communautaires avaient pour objectif principal de concevoir une stratégie de cocréation de vision centrée sur la communauté, qui tenait compte des objectifs soulevés et des tensions et de la confusion qui s’étaient manifestées au cours des phases précédentes. Les ateliers ont mis en lumière le vif désir de renforcer l’influence locale en ce qui a trait au développement et au réaménagement touristiques. Les participants ont formulé des recommandations précises comme l’aménagement de pistes cyclables pavées, l’offre de scooters et de bicyclettes électriques, davantage de transport en commun et de services de navettes et moins de voitures, l’ajout de panneaux de signalisation et la mise en valeur des lieux historiques. L’intérêt croissant pour les initiatives visant à créer un paysage d’expériences bénéficiant à la fois aux résidents et aux touristes confirmait ce que nous avions précédemment constaté dans le cadre de ce projet. De surcroît, ces ateliers ont permis d’établir les trois piliers de la communauté de St. Jacobs : les résidents, les entreprises et l’environnement. Ainsi, la planification et la gestion de tout développement ou réaménagement doivent s’effectuer en consultation avec les résidents et en favorisant le dialogue avec les intervenants, y compris les groupes d’intérêt.
Durant la troisième phase de notre projet de recherche, nous avons travaillé en partenariat avec l’Organisme touristique régional 4 (OTR4)4. Nous avons également fait appel à l’expertise d’un cabinet d’experts-conseils de renommée internationale, Clarity of Place. Ensemble, nous avons tenu deux autres ateliers et produit un carnet de travail numérique. Lors de ces ateliers complémentaires, les résidents ont continué d’exprimer leurs préoccupations relatives aux intérêts commerciaux, soulignant que, traditionnellement, la croissance est souvent associée à la congestion et à la commercialisation, prenant le pas sur la préservation du caractère unique des villages. Dans ce contexte de tension palpable, les communautés demandent des améliorations créatrices. Ce qui rend cette nouvelle ère d’amélioration créatrice plus moderne que le concept qu’avait évoqué Claire Mitchell dix ans plus tôt est l’intégration dès le départ d’expériences axées sur la nature et d’offres touristiques rurales comme les produits frais cultivés par les agriculteurs de la région. La synthèse des messages exprimés au cours de la troisième phase peut se résumer ainsi : la multifonctionnalité est cruciale pour préserver et encourager l’authenticité culturelle et la vitalité sociale, tout en stimulant la relance économique.
4 De plus amples renseignements sur cette collaboration se trouvent ici : Innovation touristique d’OTR4 (en anglais)
Quatrième phase : Projet de cartes postales (été 2023)
La quatrième phase, qui s’articulait autour d’un projet pilote portant sur des cartes postales, visait à recueillir les perspectives des jeunes et des personnes âgées du village. Cette phase s’est déroulée en juillet et août 2023 et avait pour but d’établir une perspective intergénérationnelle. Nous avons recruté de jeunes participants (et leurs parents ou tuteurs) à un événement intitulé « Noël en juillet », organisé par la zone d’amélioration commerciale, et leur avons demandé de dessiner ce qu’ils aiment dans le village de St. Jacobs sur une carte postale. Nous avons ensuite transmis ces cartes postales à des personnes âgées habitant une maison de retraite du village et leur avons demandé d’évoquer leurs meilleurs souvenirs de St. Jacobs en répondant aux cartes postales. Parmi ces réponses, deux personnes âgées déménagées à St. Jacobs de l’étranger (du Brésil et des Pays-Bas respectivement) ont toutes les deux exprimé à quel point elles aimaient la riche diversité du village. Nous avons présenté les images et les messages correspondants lors d’une exposition sur le dialogue intergénérationnel au centre des arts Three Sisters à St. Jacobs pendant deux semaines en août 2023. L’exposition a attiré plus de 2 500 visiteurs.
UN PROGRAMME TOURISTIQUE ÉMERGENT
Grâce à cette recherche, nous avons compris que ni la destruction créatrice ni l’amélioration créatrice ne peut être exclusivement attribuable au tourisme. Les résidents de St. Jacobs en sont un bel exemple, confirmant cette observation. Ils ont à la fois précédé la transformation
multifonctionnelle de St. Jacobs en tant que lieu propice à la vie et à la prospérité socio-économique, et ils y ont succédé. Bien que l’amélioration créatrice semble être préférable à la destruction créatrice, il est essentiel qu’elle soit dépourvue d’intérêts personnels et de quête de profits. Nous estimons qu’une approche régénératrice du tourisme encouragera le changement des mentalités, incitant la communauté à dépasser la pensée linéaire afin d’adopter une réflexion systémique qui reflète l’interdépendance de tous les éléments de
St. Jacobs et d’élaborer une stratégie qui crée de la valeur pour l’ensemble du village et tous les membres de la communauté (Hutchins et Storm, 2019). C’est d’ailleurs l’approche que nous préconisons. En tant qu’équipe responsable du projet, nous sommes d’avis qu’un programme de tourisme régénérateur et créateur est nécessaire pour faire avancer les choses à St. Jacobs.
En mettant à profit les initiatives communautaires visant la cocréation d’une vision pour le tourisme, l’approche régénératrice du tourisme que nous envisageons stimulerait de nouvelles idées et domaines d’activités, contribuant ainsi à la vitalité culturelle et à la dynamique de régénération (Duxbury et collaborateurs, 2021, p. 1). À l’inverse des conséquences négatives du tourisme (Dowla et Boluk, 2023), le tourisme créateur pourrait servir d’outil permettant la cocréation d’expériences authentiques pour les visiteurs, de concert avec les intervenants locaux (p. 239). Tout au long du projet, nous avons consciemment cherché à tisser des liens avec les communautés qui accueillent le tourisme de manière conforme aux principes de régénération (Designing Tourism, 2022). L’intégration d’expériences et de points de vue divers est essentielle pour l’engagement communautaire. Donc, en plaçant les perspectives des personnes marginalisées au cœur du projet, nous soulignons l’importance de cultiver des liens avec autrui, de promouvoir la réciprocité et de reconnaître la complexité de la toile de l’entraide (Giddens, 1982; Noddings, 1992).
LA PROGRESSION SE POURSUIT
Bien que le tourisme régénérateur et créateur ne soit pas la panacée, il représente une intervention opportune pour les petites collectivités périphériques dépendantes du tourisme, qui aspirent à être reconnues, entendues, et à prospérer, à leur gré. Tout programme touristique de cette nature doit être pertinent pour le contexte local. Alors que nous continuons à tirer des leçons, nous avons appris qu’on ne peut pas mettre tous les résidents d’une communauté dans le même panier. Leurs motivations différentes susciteront invariablement un débat. Néanmoins, la participation communautaire est essentielle à la gestion efficace du tourisme local. Il nous en reste beaucoup à faire, mais les dialogues itératifs avec la communauté de St. Jacobs ont été déterminants dans la cocréation d’une vision collective pour un avenir meilleur. Pour que le tourisme régénérateur et créateur soit réaliste, il doit être façonné en fonction des attraits socioculturels, des ressources naturelles et des attentes des membres de la communauté.
Écrit par :
Karla A. Boluk, Ph.D., professeur agrégée, Département des études en loisirs, Université de Waterloo
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